Ce texte prolonge la tribune :
Gestes politiques à la portée de chacun d'entre nous.
Avant même que je me distingue par une action d'éclat, par quelque réalisation hors du commun, par un talent singulier, mon être se construit, jour après jour, par ma façon d'accomplir les gestes du quotidien, ceux qui reviennent par obligation. Quand ils me pèsent trop, je puis choisir de m'en affranchir en les confiant à d'autres avec le risque de me priver d'un terrain d'exercices fructueux.
Il m'appartient de poser chaque jour des gestes empreints de sérénité, de calme intérieur et extérieur, voire de joie, toutes attitudes qui témoignent d'un haut degré de maîtrise de soi et donnent à voir qu'il m'est possible de vivre les contingences ordinaires d'une âme égale. Pour qui serait en mesure de m'observer en ces instants-là, paraîtrait le spectacle d'une tranquillité bienfaisante et reposante.
Sans la présence d'une telle source de paix, il n'y a pas d'exploits dignes de ce nom. J'aurai donc intérêt à cultiver ce jardin rempli de bonne terre : celle qui se tient prête à recevoir les semences de l'extraordinaire, ces graines semées en permanence, au fil des jours, qui ne peuvent germer, grandir et fructifier en dehors d'un terreau fertile et dûment préparé.
Une fausse conception de l'émancipation féminine a tenté de porter un coup fatal à ces riches heures durant lesquelles des âmes en quête de perfection cheminaient vers cet état de grâce qui transfigure l'ordinaire et l'on voit de nos jours beaucoup de femmes épuisées par des conquêtes sans fondement : développement de soi détaché de tout esprit de service et de don.
Prenons le repassage des vêtements. Si je ne l'envisage que sous l'angle de la corvée répétitive, j'y perds et mon latin et ma joie de vivre. Un calcul rapide indiquera à certain(e)s qu'il vaut mieux déléguer cette tâche : rapportée au montant de leur salaire horaire, l'heure de repassage leur paraîtra à la fois très coûteuse et fastidieuse. Celles et ceux qui ont une profession rémunérée au lance pierre n'auront pas les moyens d'une telle délégation. Quant à celles et ceux qui ont pu choisir de rester au foyer, un autre calcul leur permettra de décider, si oui ou non, il vaut mieux faire par soi-même ou faire faire.
Dans tous les cas, faire par soi-même recèle des trésors d'enseignement : suis-je capable, encore capable, de m'adonner à une occupation sans gloire terrestre et, bien souvent, sans que ne se manifeste la moindre gratitude ? Si oui, je suis en chemin vers une perfection qui n'est pas de ce monde, une perfection qui, pourtant, sera bien visible pour celui ou celle qui sait regarder. Dans les gestes posés se dévoile une plénitude que seuls les plus grands artistes atteignent parfois : économie du geste, habileté, sûreté, aisance, détente, beauté du résultat ...
Suis-je capable de repasser sans fatigue ? Sans m'énerver, sans maugréer ? M'arrive-t-il d'être en communion avec ceux qui accomplissent à cette heure les mêmes gestes ? M'est-il possible de reconnaître que ce travail a été grandement facilité par l'invention de fers beaucoup plus efficaces et maniables qu'autrefois ? Suis-je à même, au fond, d'élargir l'espace de ma tente afin que mon esprit embrasse de très vastes horizons tandis que mon corps épouse avec justesse les contours de la tâche ?
Mon esprit libre chevauchera jusqu'en ces temps reculés, pas si lointains où des femmes peinaient au lavoir, par tous les temps, tandis que, partageant une même condition, il ne leur venait pas à l'idée de se plaindre, heureuses d'être ensemble pour un labeur commun. Maintenant, me voici libérée d'un pensum. Heureuse époque, certes, mais qui me délivrera d'un profond sentiment de solitude si je n'arrive plus à relier ce que je suis en train de faire à un service de grand intérêt ?
En ces temps modernes où tant de travaux sont facilités par des machines prodigieuses et des robots de plus en plus autonomes, il m'appartient d'établir des ponts entre aujourd'hui et hier, entre moi et les autres, entre la matérialité des actes posés, leur signification et leurs buts sinon je risque d'éprouver sans cesse la sensation d'un éparpillement très nocif : je cours d'une tâche à une autre, insatisfait(e), le coeur sec, sans le moindre élan de gratitude.
Quel programme politique d'envergure nationale encouragerait chacun à poser des gestes ordinaires avec bonheur, sans se soucier de manière excessive du lendemain ? Question primordiale tant il est vrai que rien ne peut remplacer le trésor d'une juste satisfaction, celle qui ne dépend d'aucune circonstance extérieure, celle qui naît du coeur même de l'action, celle qui communique un plaisir d'acte bien supérieur à tout plaisir d'état.
Loin d'amoindrir la nécessité d'un projet commun, l'habitude d'agir en atteignant un juste contentement donne à ceux qui en vivent une plus grande liberté de penser : libéré du poids des récriminations vaines et stériles, l'esprit devient apte à se préoccuper d'intérêts supérieurs, ceux-là mêmes qui demandent de surmonter un niveau de complexité hors du commun.
Je ne pourrai pas formuler des propositions solides et dignes d'intérêt si je continue à me plaindre de l'ordinaire : tant de personnes se sont cassé les dents à tenter d'en fuir les contraintes. Seul un esprit assoupli par l'expérience des tâches les plus humbles mesure à quel point la recherche du sensationnel tourne court : vient toujours un moment où l'ordinaire reprend le dessus et occupe une place prépondérante. Plus j'essaie de le chasser, plus il s'en revient au galop. Pire que le naturel !
Sont ainsi à bannir tous les programmes politiques qui promettent de transformer radicalement l'ordinaire de l'extérieur alors que c'est la grandeur de tout un chacun de le transfigurer de l'intérieur par un sursaut d'intelligence, ce surcroît d'imagination qui ajoute des harmoniques subtiles aux sons fondamentaux, qui donne l'énergie de poursuivre une tâche a priori ingrate, qui rend capable d'espérer un plaisir différé : la joie d'une pile de linge impeccable et promise à de nouveaux froissements ; la satisfaction d'une maison propre, bien rangée et promise aux prochains désordres ...
D'un côté, des mouvements qui engendrent la pagaille. De l'autre, des gestes qui la stoppe et qui en renverse le cours. A force de lutter, sans rechigner, sans se mettre en rogne ... vient un moment où j'atteins ce point d'équilibre qui, de lui-même, offre une résistance aux velléités de mise à sac : un ordre supérieur finit par imposer ses règles de bienséance qui limitent les tentations de le bousculer.
Il est fréquent de voir des personnes raisonner à l'envers : s'enquérir d'un poste professionnel passionnant, soit pour se débarrasser de l'ordinaire en le confiant à moins bien rémunéré, soit pour en relativiser le poids. Mieux vaudrait pourtant admirablement organiser l'ordinaire pour ne pas dissiper l'énergie dont j'ai besoin dans la jungle des affaires. C'est ce que vivaient beaucoup d'hommes dont la femme restait au foyer pour veiller au grain. Heureux celui qui était capable de rendre grâce pour un tel service ! Aujourd'hui, l'inverse ne paraît plus inconvenant mais, trop souvent, le poids excessif des charges projette l'homme et la femme à l'extérieur, laissant l'intérieur en souffrance.
C'est là qu'un projet politique novateur peut entrer en lice : permettre à chaque foyer de ne plus avoir à compter sur deux salaires ou revenus à plein temps. Cela suppose une idée originale et un accompagnement de qualité : mieux rémunérer bon nombre de travaux par la création d'une monnaie de service et d'abondance d'une part ; redorer le blason du travail domestique, d'autre part.
Les techniques et méthodes modernes de production décuplent l'offre de produits et de services tandis que la demande ne suit pas faute de moyens de paiement. Comment sortir de l'impasse ? Comment développer la joie de consommer sans mettre en péril les ressources non renouvelables de la planète et sans bâtir ces structures de péché et de mort qui octroient à quelques-uns des montagnes de superflu tandis que le plus grand nombre manque du strict nécessaire ?
Première solution : faire en sorte que chacun comprenne l'intérêt d'orienter ses consommations vers les biens immatériels et spirituels, ceux qui ne s'épuisent jamais. En corollaire : "combattre" cette idée absurde que "le temps c'est de l'argent" en diffusant une contre culture où domine l'usage saint du temps. Non pas une possession à monnayer comme si j'en étais le créateur mais un don reçu que j'ai intérêt à mettre au service d'une offrande. C'est tout le sens d'une prière ardente et incessante : ce temps qui m'est octroyé n'a pas à être distribué en avare mais devrait être dispensé avec générosité. Il m'a été accordé gratuitement. Qu'est-ce que j'attends pour l'offrir royalement ?
Au fur et à mesure que s'édifie une société mercantile, prier devient de plus en plus révolutionnaire : refuser d'entrer dans la vente de son temps et se démarquer en le consacrant à la prière, sans attendre de retour, en se réjouissant de ne rien éprouver de confortable, de gratifiant. Vaste programme ! L'aridité des moments de prière n'est pas une punition, une sanction ... mais une épreuve salutaire. Elle me conduit en des lieux où plus aucune circonstance extérieure n'a de prise sur moi, où ma joie devient inaltérable.
Parmi ces gestes tout à la fois des plus ordinaires et des plus révolutionnaires : ouvrir un livre et consommer l'esprit qui s'y répand à profusion quand l'auteur des lignes offertes à ma connaissance a juré de ne pas monnayer son talent, de ne pas s'engager dans le manège trouble de la vénalité. Je pourrai y revenir mille et une fois sans entrer dans le jeu d'une consommation destructrice de biens rares et en voie de disparition. Plus le texte sera proche de la saveur des Evangiles, plus je pourrai y puiser, sans relâche, matière à réflexion, à transformation radicale. Surtout si j'ai entendu parler de la puissance de l'évocation, ce geste premier de tout travail mental de quelque profit : se remémorer en pensée les éléments constitutifs du message lu. Geste de l'évocation qui renforce étonnamment la capacité de se souvenir. Geste par lequel, en cinq minutes voire davantage quand le plaisir d'acte s'amorce, je peux revoir les séquences d'un film qui m'ont touché et que je souhaite conserver en mémoire assez longtemps pour m'en nourrir vraiment.
Quand je prends le parti d'écrire chaque jour, contre vents et marées, je deviens capable de lire avec beaucoup plus de profit : ce que je reçois entre de plus en plus en résonance avec les messages que je vais délivrer. Mon attention redouble : elle ne laisse plus échapper le sel déposé dans les écrits d'autrui. Je suis en mesure d'en apprécier la saveur incomparable et je cherche alors comment préserver son éclat, sa lumière, son goût afin de disposer toujours d'une provision suffisante pour la route, ce chemin ordinaire que la parole va transmuer en trésor pour les générations contemporaines et pour celles qui viendront.
Sachant lire de mieux en mieux, sachant écrire avec sûreté, précision et grande aisance, je saurai également relire (le plus important) les expériences du quotidien et en extraire les parfums les plus précieux : ceux qui donnent à toute âme de respirer l'air du grand large.
Quel programme politique d'envergure nationale encouragerait chacun à poser des gestes ordinaires avec bonheur, sans se soucier de manière excessive du lendemain ? Question primordiale tant il est vrai que rien ne peut remplacer le trésor d'une juste satisfaction, celle qui ne dépend d'aucune circonstance extérieure, celle qui naît du coeur même de l'action, celle qui communique un plaisir d'acte bien supérieur à tout plaisir d'état.
Loin d'amoindrir la nécessité d'un projet commun, l'habitude d'agir en atteignant un juste contentement donne à ceux qui en vivent une plus grande liberté de penser : libéré du poids des récriminations vaines et stériles, l'esprit devient apte à se préoccuper d'intérêts supérieurs, ceux-là mêmes qui demandent de surmonter un niveau de complexité hors du commun.
Je ne pourrai pas formuler des propositions solides et dignes d'intérêt si je continue à me plaindre de l'ordinaire : tant de personnes se sont cassé les dents à tenter d'en fuir les contraintes. Seul un esprit assoupli par l'expérience des tâches les plus humbles mesure à quel point la recherche du sensationnel tourne court : vient toujours un moment où l'ordinaire reprend le dessus et occupe une place prépondérante. Plus j'essaie de le chasser, plus il s'en revient au galop. Pire que le naturel !
Sont ainsi à bannir tous les programmes politiques qui promettent de transformer radicalement l'ordinaire de l'extérieur alors que c'est la grandeur de tout un chacun de le transfigurer de l'intérieur par un sursaut d'intelligence, ce surcroît d'imagination qui ajoute des harmoniques subtiles aux sons fondamentaux, qui donne l'énergie de poursuivre une tâche a priori ingrate, qui rend capable d'espérer un plaisir différé : la joie d'une pile de linge impeccable et promise à de nouveaux froissements ; la satisfaction d'une maison propre, bien rangée et promise aux prochains désordres ...
D'un côté, des mouvements qui engendrent la pagaille. De l'autre, des gestes qui la stoppe et qui en renverse le cours. A force de lutter, sans rechigner, sans se mettre en rogne ... vient un moment où j'atteins ce point d'équilibre qui, de lui-même, offre une résistance aux velléités de mise à sac : un ordre supérieur finit par imposer ses règles de bienséance qui limitent les tentations de le bousculer.
Il est fréquent de voir des personnes raisonner à l'envers : s'enquérir d'un poste professionnel passionnant, soit pour se débarrasser de l'ordinaire en le confiant à moins bien rémunéré, soit pour en relativiser le poids. Mieux vaudrait pourtant admirablement organiser l'ordinaire pour ne pas dissiper l'énergie dont j'ai besoin dans la jungle des affaires. C'est ce que vivaient beaucoup d'hommes dont la femme restait au foyer pour veiller au grain. Heureux celui qui était capable de rendre grâce pour un tel service ! Aujourd'hui, l'inverse ne paraît plus inconvenant mais, trop souvent, le poids excessif des charges projette l'homme et la femme à l'extérieur, laissant l'intérieur en souffrance.
C'est là qu'un projet politique novateur peut entrer en lice : permettre à chaque foyer de ne plus avoir à compter sur deux salaires ou revenus à plein temps. Cela suppose une idée originale et un accompagnement de qualité : mieux rémunérer bon nombre de travaux par la création d'une monnaie de service et d'abondance d'une part ; redorer le blason du travail domestique, d'autre part.
Les techniques et méthodes modernes de production décuplent l'offre de produits et de services tandis que la demande ne suit pas faute de moyens de paiement. Comment sortir de l'impasse ? Comment développer la joie de consommer sans mettre en péril les ressources non renouvelables de la planète et sans bâtir ces structures de péché et de mort qui octroient à quelques-uns des montagnes de superflu tandis que le plus grand nombre manque du strict nécessaire ?
Première solution : faire en sorte que chacun comprenne l'intérêt d'orienter ses consommations vers les biens immatériels et spirituels, ceux qui ne s'épuisent jamais. En corollaire : "combattre" cette idée absurde que "le temps c'est de l'argent" en diffusant une contre culture où domine l'usage saint du temps. Non pas une possession à monnayer comme si j'en étais le créateur mais un don reçu que j'ai intérêt à mettre au service d'une offrande. C'est tout le sens d'une prière ardente et incessante : ce temps qui m'est octroyé n'a pas à être distribué en avare mais devrait être dispensé avec générosité. Il m'a été accordé gratuitement. Qu'est-ce que j'attends pour l'offrir royalement ?
Au fur et à mesure que s'édifie une société mercantile, prier devient de plus en plus révolutionnaire : refuser d'entrer dans la vente de son temps et se démarquer en le consacrant à la prière, sans attendre de retour, en se réjouissant de ne rien éprouver de confortable, de gratifiant. Vaste programme ! L'aridité des moments de prière n'est pas une punition, une sanction ... mais une épreuve salutaire. Elle me conduit en des lieux où plus aucune circonstance extérieure n'a de prise sur moi, où ma joie devient inaltérable.
Parmi ces gestes tout à la fois des plus ordinaires et des plus révolutionnaires : ouvrir un livre et consommer l'esprit qui s'y répand à profusion quand l'auteur des lignes offertes à ma connaissance a juré de ne pas monnayer son talent, de ne pas s'engager dans le manège trouble de la vénalité. Je pourrai y revenir mille et une fois sans entrer dans le jeu d'une consommation destructrice de biens rares et en voie de disparition. Plus le texte sera proche de la saveur des Evangiles, plus je pourrai y puiser, sans relâche, matière à réflexion, à transformation radicale. Surtout si j'ai entendu parler de la puissance de l'évocation, ce geste premier de tout travail mental de quelque profit : se remémorer en pensée les éléments constitutifs du message lu. Geste de l'évocation qui renforce étonnamment la capacité de se souvenir. Geste par lequel, en cinq minutes voire davantage quand le plaisir d'acte s'amorce, je peux revoir les séquences d'un film qui m'ont touché et que je souhaite conserver en mémoire assez longtemps pour m'en nourrir vraiment.
Quand je prends le parti d'écrire chaque jour, contre vents et marées, je deviens capable de lire avec beaucoup plus de profit : ce que je reçois entre de plus en plus en résonance avec les messages que je vais délivrer. Mon attention redouble : elle ne laisse plus échapper le sel déposé dans les écrits d'autrui. Je suis en mesure d'en apprécier la saveur incomparable et je cherche alors comment préserver son éclat, sa lumière, son goût afin de disposer toujours d'une provision suffisante pour la route, ce chemin ordinaire que la parole va transmuer en trésor pour les générations contemporaines et pour celles qui viendront.
Sachant lire de mieux en mieux, sachant écrire avec sûreté, précision et grande aisance, je saurai également relire (le plus important) les expériences du quotidien et en extraire les parfums les plus précieux : ceux qui donnent à toute âme de respirer l'air du grand large.
A suivre ...
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